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Documents confidentiels américains

Des secrets bien mal gardés

Des documents liés aux armes nucléaires, des informations sur le président de la France ou encore des correspondances avec le dictateur nord-coréen : voilà le genre d’information sensible qui a fuité en l’espace d’un an et qui a fait plonger le renseignement américain dans l’une des plus importantes crises de son histoire. Photo Istock.

En moins d’un an, d’importantes fuites de documents classifiés ont secoué les États-Unis. Le niveau de protection des informations sensibles pour la sûreté de l’État américain montre-t-il ses failles ?  Quelles règles régissent la classification de ces documents ? Décryptage d’un système aussi intrigant que les informations qu’il protège.

 

Par Zachary Manceau et Sellim Ittel El Madani

L a nouvelle a créé une véritable onde de choc. Pour la première fois, un ex-président des États-Unis est inculpé par la justice fédérale. Le vendredi 9 juin 2023, selon l’acte officiel, Donald Trump a été inculpé, de 37 chefs d’accusation pour « rétention d’informations portant sur la sécurité nationale » et « entrave à la justice ». Durant une allocution télévisée, le procureur spécial chargé de l’enquête, Jack Smith, a déclaré : « Les lois sont les mêmes pour tous […] Celles qui protègent les informations liées à la défense nationale sont essentielles […] les violer met notre pays en danger

Pour mieux comprendre, petit retour en arrière. L’affaire remonte à août 2022, le FBI mène un raid fracassant dans la luxueuse résidence de Donald Trump à Mar-a-Lago, en Floride. Les agents fédéraux y trouvent une mine d’or d’informations classifiées. Le dossier judiciaire, rendu public le 9 juin, donne un inventaire de ce qui a été découvert durant les perquisitions :

  • 18 documents Top Secret
  • 54 classés Secret
  • 31 classés Confidential 
  • 11 179 documents gouvernementaux et photographies sans classification propre.

L’acte d’inculpation précise : « Les documents classifiés que [Donald] Trump conservait dans des cartons incluaient des informations sur les capacités de défense des États-Unis et de pays étrangers », « sur les programmes nucléaires » américains et « sur les vulnérabilités potentielles en cas d’attaque contre les États-Unis et leurs alliés ». Il y a également, dans ces cartons, des documents concernant une attaque contre l’Iran.

Des informations d’une extrême sensibilité susceptibles d’être accessibles à tous les invités du milliardaire républicain, car ne faisant l’objet d’aucune mesure de sécurité. Pour l’anecdote, d’après le New York Times, Donald Trump entreposait certains feuillets dans sa chambre et même sa salle de bains. La potentielle diffusion de ce genre de documents « aurait mis en danger la sécurité nationale des Etats-Unis », d’après les procureurs.

Au-delà du sentiment d’impunité qui semble encore bien présent chez les chefs d’État américain, cette faille remet surtout fortement en cause la crédibilité du renseignement étasunien et la fiabilité de son système de protection des informations classifiées. 

Une galaxie de textes de lois

Au fil des décennies, via un système d’habilitation bien rôdé, la législation américaine a réduit fortement l’accès et la diffusion de tels documents. Une galaxie de textes de lois et de décrets présidentiels sont ainsi venus codifier et hiérarchiser l’ensemble des dossiers sensibles relatifs à la sécurité nationale. C’est le cas de la loi sur l’espionnage de 1917, de celle sur l’énergie atomique de 1954 ou encore de la loi sur la protection des identités du renseignement de 1982. 

Petit bémol, le nombre conséquent de personnes susceptibles d’obtenir une habilitation pour traiter des documents au degré de sensibilité le plus élevé. En janvier dernier, l’historien américain, spécialiste des secrets d’État, Matthew Connelly, révélait dans une interview à NPR (National Public Radio), qu’elles étaient plus de 1,3 million. Il affirmait même que plusieurs millions d’autres auraient des niveaux d’habilitation de sécurité inférieurs. 

Le système actuel est pourtant censé restreindre, au minimum, l’accès à de telles informations. Il a été établi par décret en 2009, sous l’administration Obama. 

Il comporte trois niveaux de classification : Confidential, Secret et Top Secret. Chaque niveau indique un degré croissant de sensibilité.

Les différents niveaux de classification et la législation qui les entourent. Infographie : Zachary Manceau/EPJT

Mais comment un document est-il classifié ? En 1978, le Congrès américain adopte une loi qui stipule que tous les documents créés et reçus par le président et le vice-président des États-Unis sont la propriété des États-Unis d’Amérique. En vertu de cette loi, à la fin d’un mandat présidentiel, tous les documents, emails, lettres, photographies et vidéos de travail de la Maison Blanche doivent être reversés aux archives nationales.

Le président des États-Unis a le pouvoir de déclassifier les documents. Mis en cause dans l’affaire de fuites de documents classifiés, Donald Trump a fait de ce pouvoir constitutionnel son argument principal de défense.

Dans une interview donnée à Fox News le 22 septembre 2022, l’ancien président déclare qu’il avait « tout déclassifié », qu’il n’y avait « pas de processus formel pour le faire » car selon ses mots « si vous êtes le président des États-Unis, vous pouvez déclassifier simplement en disant “c’est déclassifié” rien qu’en y pensant. » C’est évidemment plus complexe.

Classifier et déclassifier des documents fait effectivement partie des prérogatives du président des États-Unis. Mais cette tâche est aussi exécutée par des fonctionnaires. Ces agents, qui travaillent dans les départements et agences fédérales sont habilités car le pouvoir du président leur a été délégué. 

Pour déclassifier un document, il faut respecter des procédures précises. Depuis le décret de 2009, le chef de l’agence ou du département qui a classifié le document est chargé de superviser sa déclassification et fixe certaines normes. Les autres agences et départements concernés sont également consultés.

Pourtant, Donald Trump n’est pas le seul président américain de l’histoire à outrepasser ces règles. C’est un problème qui dure en réalité depuis des décennies. Infographie :  Sellim Ittel el MadaniEPJT

Dans le cas d’une déclassification par le président, la procédure habituelle devrait être la suivante :

    1. Il annonce à ses équipes vouloir rendre public un document.
    2. Afin de s’assurer que la déclassification ne menace pas la sécurité nationale, ses collaborateurs, qui supervisent le département ou l’agence responsable de la classification du document, examinent le dossier.
    3. Si le dossier est validé, le document peut officiellement être rendu public.

Il est rarissime qu’un président déclassifie, directement et sans consulter personne, une information.

Concernant les documents retrouvés à Mar-a-Lago, même si Donald Trump prétend les avoir déclassifiés quand il était dans l’exercice de ses fonctions, il n’a pas suivi ces procédures.

Aucun précédent de la Cour suprême ne peut dire si cela fait une différence ou non. Seul un jugement, en 2020, d’une cour d’appel fédérale déclare : « La déclassification, même par le président, doit suivre les procédures établies. » Cependant, cette décision ne fait pas jurisprudence.

Trois documents toutes les secondes

Quoiqu’il en soit, déclassifier des documents en secret semble à la fois incohérent, dangereux voire stupide. Personne n’étant prévenu, cette déclassification ne peut être effective car les départements, ministères et agences continuent de considérer les informations comme « secret-défense » et à en restreindre l’accès.

La défense de Donald Trump à cet égard paraît donc bien légère.

Concernant tous ces documents, le problème principal des États-Unis ne tient pas dans leur déclassification, même arbitraire, mais dans leur nombre.

Si l’on en croit Matthew Connelly, le gouvernement américain classifierait en moyenne trois documents toutes les secondes. L’historien estime même que l’empreinte numérique des données dites Top Secret est si vaste que les responsables n’ont même pas la capacité d’estimer sa taille. 

La digitalisation du processus d’archivage, impulsée sous l’ère Obama, était censée permettre une meilleure traçabilité des documents classifiés. Cependant, elle entraîne aussi une explosion extraordinaire du nombre de dossiers sensibles.

Aujourd’hui, il est impossible de nier que le système présente des failles réelles susceptibles de menacer la sécurité nationale et internationale

D’autant que l’ensemble de ces documents font partie, au regard de la législation, de l’histoire matérielle des États-Unis. Ils sont donc une propriété du peuple américain et non pas une propriété privée du président ou de son administration comme tente de le faire croire Donald Trump. Ce genre de comportement, au final, ne fait qu’élargir une plaie, dans le système, qui est déjà béante.

Pour compléter

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