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La prescription, une notion juridique en débat

Photo : Marion Chevalet/EPJT
La prescription empêche des poursuites judiciaires et des condamnations une fois une certaine limite de temps dépassée. Ce principe du droit français est remis en cause pour les affaires d’agressions sexuelles.

 

Par Alexandre Camino et Marion Chevalet
Le 4 janvier dernier, Camille Kouchner a révélé dans son livre, La Familia grande, les agressions sexuelles répétées de son beau-père, Olivier Duhamel, sur son frère jumeau. Ces accusations à l’encontre du politologue et ancien député européen ont fait l’effet d’une bombe. Un mois plus tard, le comédien Richard Berry est accusé d’inceste par sa fille aînée. Depuis hier, c’est Marc Pulvar, figure du syndicalisme martiniquais et père de la journaliste et femme politique Audrey Pulvar, qui est accusé de pédo-criminalité par des membres de sa famille. Sur Twitter, une vague de dénonciations et de témoignages, regroupés sous le hashtag #MeTooInceste, a déferlé. Plusieurs milliers d’internautes ont raconté leur histoire, tout en demandant des actions fortes de la part des pouvoirs publics afin de punir les auteurs de crime sexuel sur mineurs. Au milieu de toutes ces prises de parole, le délai de prescription est régulièrement discuté. Si ce n’est contesté.

En quelques mots, la prescription est la période après laquelle une action en justice prend fin. Passé donc un certain délai de prescription, l’auteur d’un crime ne peut plus être poursuivi.

C’est ce que l’on appelle un principe général de droit. Il s’applique aussi bien pour les contraventions que pour les délits et les crimes. Le droit français distingue deux grands types de prescription :

– La prescription extinctive : c’est-à-dire qu’à partir d’un certain temps, une personne ne peut plus être poursuivie par la justice

– La prescription acquisitive : une personne obtient un droit au bout d’un certain temps. Celui-ci concerne généralement les propriétés mobilières (par exemple une marque, un objet) et immobilières (par exemple la propriété d’un immeuble). Dans les cas d’affaires d’agression sexuelle ou d’inceste, c’est bien la prescription dite extinctive qui est utilisée. Mais alors quels sont ces délais ?  Eh bien tout dépend de l’infraction commise. Les délais actuels, établis par le Code de procédure pénale français, sont les suivants :

Infographie : Marion Chevalet/EPJT
Concernant les agressions sexuelles et viols sur mineurs, les délais utilisés sont bien spécifiques. Il faut surtout retenir, qu’en France, lorsque la victime est mineure au moment d’un viol, d’une agression sexuelle, d’un inceste ou de proxénétisme, le délai de 30 ans court à partir de la majorité de la victime (18 ans). La victime a donc jusqu’à ses 48 ans révolus pour saisir la justice. 
Infographie : Marion Chevalet/EPJT
​Ce concept, très réglementé mais régulièrement discuté, n’est pas une exception française. De nombreux autres pays européens l’utilisent aussi, comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou encore le Portugal. La seule différence concerne le degré d’utilisation qui diffère dans chaque législation.

Par exemple, l’Allemagne a fait le choix de diminuer les délais de prescription à cinq et dix ans en fonction de l’infraction sur mineur. En revanche, ces délais commencent à courir à partir des 30 ans de la victime et non de la majorité de celle-ci comme dans la plupart des autres pays occidentaux.

Le Portugal est l’un des seuls pays européens à faire commencer les délais de prescription au moment des faits et non de la majorité de la victime, les délais de prescription accordés pour les crimes sexuels sur mineur sont considérablement plus courts puisqu’ils ne sont que de maximum dix ans à compter de la date d’infraction.

À l’inverse, plusieurs pays ont rendu imprescriptibles les crimes sexuels sur mineur. C’est notamment le cas du Royaume-Uni mais aussi des Pays-Bas, de la Belgique et de la Suisse dans certains cas. Des poursuites peuvent alors être indéfiniment engagées.

Carte interactive : Marion Chevalet/EPJT
La prescription est critiquée par certaines victimes d’agression sexuelle alors qu’elles étaient mineures, en particulier d’inceste. Camille Kouchner, qui a révélé l’affaire Duhamel mais qui est aussi juriste, propose d’en faire « une infraction spécifique ». Elle affirme que les victimes ont plus de mal à parler lorsque l’agresseur fait partie de leur entourage. À cela s’ajoute le problème de l’amnésie traumatique des victimes. Ils ne se rappellent parfois des faits que plusieurs années après.

Le délai de prescription qui concerne les crimes sexuels contre les mineurs s’allonge depuis les années quatre-vingt. Mais de nombreuses voix s’élèvent pour rendre ces crimes imprescriptibles.

Il est cependant à noter que la prescription fait partie des fondamentaux de la justice française.

Timeline : Marion Chevalet/EPJT
Plusieurs principes de droit justifient la pertinence de la prescription. Ceux-ci ont été discutés lors des nombreux débats parlementaires précédant les réformes sur la prescription en matière pénale.

Parmi eux, le droit à l’oubli. Il sous-entend que la souffrance d’une victime s’apaise progressivement avec le temps, diminuant l’intérêt de poursuites. La souffrance des victimes constitue justement le cœur du débat. Depuis l’essor des différents mouvements #MeToo, la société est devenue plus intolérante vis-à-vis des injustices et de l’impunité des auteurs de crime sexuel.

Le pardon légal, lui, considère que l’auteur d’un crime peut changer avec le temps. Mais aussi qu’il passe tout le temps du délai à vivre avec son remords et la crainte d’être condamné. 

La prescription repose enfin sur le principe de proportionnalité qui établit la peine et la durée de poursuite en fonction de la gravité des faits. C’est ce qui explique que les crimes les plus graves, ceux contre l’humanité, sont imprescriptibles depuis 1964 en France. 

Ne pas limiter la prescription pose aussi la question du respect de la qualité du procès. Une prescription trop longue, voire infinie, est néfaste pour la conservation des preuves et pose le problème de la mémoire des victimes et des témoins. Toute chose permettant d’établir la culpabilité d’un agresseur se dégrade avec le temps. Le risque est alors, pour la victime, de voir son agresseur acquitté pour de telles raisons. Ce serait pour elle une double peine. 

Les détracteurs de la prescription argumentent toutefois que les progrès scientifiques permettent une meilleure conservation des preuves et des scellés. Les traces écrites comme les messages, les réseaux sociaux ne se détériorent pas non plus avec le temps. 

La prescription est justifiée par un autre principe de droit, garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESH). « Toute personne a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. »

Renforcer le délit de non-dénonciation

Le dernier argument est purement administratif, logistique. Il se base sur la régulation du nombre d’affaires à traiter. La justice ne disposerait pas des moyens humains et matériels pour traiter de tous les crimes sexuels à l’encontre de mineurs si ceux-ci deviennent imprescriptibles. 

Me Marie Grimaud, avocate spécialisée dans la protection de l’enfance, avance un argument psychologique en faveur de la prescription. Pour elle, rendre les faits imprescriptibles enlèverait l’échéance qui force les victimes à déposer plainte. Elle indique qu’il serait préférable de renforcer le délit de non-dénonciation de crime sur des mineurs afin d’en finir avec les silences autour de ces crimes.

L’imprescriptibilité doit rester propre aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité, reconnaît Martine Brousse, présidente de La voix de l’enfant. À force de reculer les délais de prescription, la parole se libère de plus en plus tard et les victimes ne sont pas prises en charge.

Caroline De Haas, militante du mouvement #NousToutes qui a fait émerger le hashtag #MeeTooInceste, ajoute qu’il est juste qu’une personne ne soit pas poursuivie toute sa vie pour un crime. Un nouvel allongement des délais de prescription n’est pas non plus suffisant selon elle pour empêcher les agresseurs de violer.  Elle préfère orienter le débat vers la reconstruction des victimes et une politique de prévention. 

Une prescription glissante

Malgré le contexte et les débats autour de cette notion juridique, allonger une nouvelle fois les délais de prescription n’est pas à l’ordre du jour pour le gouvernement. Les débats parlementaires et l’action gouvernementale s’orientent plutôt vers le principe de « prescription glissante ». La députée de la majorité, Alexandra Louis, avait déjà proposé ce concept lors de son rapport d’évaluation de la loi Schiappa d’août 2018 (qui allonge le délai de prescription à 30 ans pour les violences sexuelles).

Ce mécanisme juridique consisterait à suspendre certains délais de prescription en cas de nouvelles infractions commises par une même personne. Cela éviterait que seuls les crimes plus récents de cette personne puissent être portés devant la justice, comme c’est souvent le cas pour les crimes sexuels à l’encontre de mineurs.

Cette prescription glissante permettrait à la justice d’enquêter et de poursuivre une personne pour l’ensemble des faits commis. Le regroupement de victimes d’un même agresseur serait également facilité. 

Une autre option choisie par le gouvernement est de modifier la nature de certaines infractions sexuelles plutôt que la prescription. Ainsi, fin janvier 2021, le Sénat a voté un projet de loi visant à établir un seuil de non-consentement à 13 ans. Le texte affirme « l’interdiction absolue de tout acte sexuel entre une personne majeure et un mineur de moins de 13 ans ».

Il doit encore être adopté à l’Assemblée nationale. La mesure faisait partie des promesses de campagne d’Emmanuel Macron et devait figurer dans le projet de loi Schiappa en 2018. Le secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, estime que les « choses doivent évoluer sur la question du seuil d’âge » pour les violences sexuelles à l’encontre de mineurs car, à propos de l’inceste, « la question du consentement ne doit pas se poser ».

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